Peut-on être malade et productif·ve?
Clouée au lit par un rhume tenace, j'ai pensé aux bouleversements se produisant lorsqu'on est malade. Malgré tous nos efforts pour le rendre stable, le monde résiste à la domestication.
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Clouée au lit par un rhume tenace cette semaine, j'ai pensé aux bouleversements se produisant lorsqu'on est malade. Un virus, une bactérie, un incident ou une série d'événements viennent nous rappeler que malgré tous nos efforts pour rendre le monde stable, il résiste à la domestication.
Dans le livre "Le champignon de la fin du monde", l’anthropologue Anna Tsing1 explique que le capitalisme s'est fondé sur l'idée de bâtir une réalité éloignée de la précarité, une réalité stable, sur laquelle nous devons avoir le contrôle. Pour cela, il s'agit de couper les liens, vus comme des dépendances par lesquelles nous pouvons redevenir vulnérables, car c'est par là que les contaminations peuvent s'insinuer. Avec "la Science", ayant comme injonction de peaufiner des technologies, aptes à contrôler le monde, le tableau se complète. Le récit linéaire du progrès est posé: toujours plus, nous éloignons l'imprédictibilité pour augmenter la sécurité, la stabilité et le contrôle.
Tu en doute doute? Quelle est la plus grande peur des gens lorsqu'ils et elles entendent parler de changer de mode vie, l'actuel n'étant pas vraiment propice à ce que la vie sur terre fleurisse? Revenir à une époque X ou Y. Souvent en tête arrivent: l'Âge de pierre pour certaines ou le Moyen-Âge pour d'autres. Nous avons parfaitement intégré le récit incluant cette progression, c'est-à-dire que plus on remonte dans le temps, plus les conditions étaient terribles, et plus nous étions misérables, fatalement.
À propos du changement climatique, dans un article2 paru sur The Conversation, l'autrice professeure d’Université en histoire médiévale Amanda Power, explique que l'histoire que nous apprenons à notre propos, comme un triomphe de "l'Homme" sur "la Nature" empêche d'imaginer un futur dans lequel nos rapports seraient différents. Le récit d'une emprise toujours plus ferme sur notre environnement, faisant écho à une qualité de vie toujours plus élevée pour nous humains·es, nous voici dans une impasse. Comment imaginer des manières d'habiter le monde sans domination, sans convoquer le spectre d'une dépréciation pour nous-mêmes? Une piste est: en fertilisant d'abord le terreau de nos imaginaires.
🌶️ Les mégasites
Pour étoffer la vision de l'histoire des êtres humains, sortant du progrès linéaire, je t'invite à lire le livre de David Wengrow et David Graeber "Au Commencement Était..."3. Les deux universitaires multiplient les exemples de types de société précédents la nôtre, qui s'avéraient bien plus créatives que nous. D'ailleurs, les Nambikwara, peuple autochtone du Nord-Ouest du Brésil central actuel vivaient encore au 20e siècle de manière différente selon les périodes de l'année. Durant la saison sèche, ils vivaient de la chasse et de la cueillette, éparpillés en petits groupes. Durant la saison des pluies, ils se retrouvaient dans des villages provisoires et pratiquaient l’horticulture. Ni l'organisation politique, ni les rôles de chacun et chacune n'était fixés une fois pour toutes.
Tu te dis peut-être que cela peut fonctionner différemment en petits groupes, mais que nous sommes beaucoup trop, et que la vie organisée de manière hiérarchique et fixe va évidemment de pair avec le nombre de personnes. Là encore il s'agit d'une idée reçue. Les deux chercheurs, appelés David , citent des lieux appelés"mégasites", situés en Urkaine, en Moldavie et en Roumanie. Le terme de "mégasite" plutôt que "ville" est utilisé, car l'appellation de "ville" est réservée à des regroupements dans lesquels on retrouve des signes de vie politique centralisée, d'élite, ou de royaume. Or, aucune trace de ce genre n'y existe. Il est estimé qu'entre 29'000 et 49'000 personnes vivaient à Maidanetske aux environs de 3’700 avant Jésus-Christ. Le début du livre raconte également comment s'est installée notre vision de progrès linéaire, couplée à l'idée qu'une population nombreuse exige des organisations politiques centralisées, ainsi qu'une fatalité sur la répartition inégales des richesses.
🌶️ Déraciner pour mieux contrôler
Pour revenir à Anna Tsing, et poursuivre avec les ingrédients inhérents à la maîtrise du monde, elle explique qu'avec les plantations de canne à sucre au Brésil du 16e et 17e siècles, "les planteurs portugais sont tombés sur une solution simple et radicale, renouvelable à volonté. De main de maître, ils ont produit des éléments autosuffisants et interchangeables en phase avec leur projet, de la manière suivante : exterminer les peuples et les plantes locaux, aménager à leur goût des terres sciemment dépeuplées, sans risque que quiconque les réclame, et enfin recruter des forces de travail issues de cultures lointaines et isolées. Ce modèle de scalabilité du paysage est devenu une source d’inspiration pour l’industrialisation et la modernisation plus tardives."
Voici les ingrédients visant à atteindre le contrôle, déraciner les personnes et les plantes, afin d'éviter les contaminations possibles, s'opérant à travers les liens existant dans un écosystème où s'entremêlent différentes espèces. Il faut aussi éviter que les personnes ne puissent être distraites par autre chose que leur travail, c'est-à-dire les couper le plus possible de leur milieu d'origine, de leurs familles, de leurs amis·es. Plusieurs questions me viennent à l'esprit: est-ce aussi en partie pour ça que l'idée de travailler depuis chez soi provoque autant de remous? Est-ce aussi en partie pour cela que la mobilité liée à la sphère professionnelle est encouragée? En tous cas, une chose est sûre: rester là où l'on a grandi, s'il s'agit d'un village ou d'une petite ville est très mal vu dans mon entourage. Comment est-ce pour toi?
🌶️ Isolement des personnes non-productives
Autre question liée à cet agencement4 portant sur le contrôle: qu'est-ce que cela nous dit des attributs valorisés chez les personnes? Ce qui est valorisé c’est l'impératif de devenir indépendant·e des autres, de ne compter que sur soi-même, d'être fort·e, jeune, en bonne santé physique et mentale, parce qu’avoir de la valeur dans ce type d'agencement est centré autour de ses capacités à se montrer productif·ive.
Et, que se passe-t-il lorsqu'on perd ces attributs? Quelle place a-t-on dans les cultures occidentales (ou occidentalisées) si l'on est physiquement malade? Ou souffrant·e au niveau de sa santé mentale? Ou si l'on est âgé·e ou si l'on naît avec des traits, nous rendant moins fort·e et moins efficace ou efficient·e?
Tous ces cas sont des incursions dont on ne sait que faire dans le récit moderne visant à éliminer l'imprédictibilité. La charge revient généralement aux personnes concernées de montrer qu'elles ne font pas vaciller le modèle: comment peut-on se montrer indépendant·e d'autrui même dans ces situations? Et en cas d'échec, les personnes éprouvent souvent un sentiment de honte ou de besoin de s'isoler. La Youtubeuse Carolina 5 mentionne par exemple des difficultés à trouver du travail parce qu'elle parle ouvertement de sa santé mentale depuis des années sur sa chaîne. La santé mentale ou tout autre type de trait pérenne entravant l'exercice du travail devient suspect. Quelle valeur avons-nous si ce que nous faisons ne peut être évalué à l'aune du produit national brut?
Demander de l'aide à des personnes de son entourage, est également mal perçu. De la même façon, cela met en péril les capacités d'autosuffisance dont nous devons faire preuve. Ou en tous cas, la décence voudrait qu'on rétribue à tout le moins les relations d'aide. L'argent agit comme un écran, sensé nous protéger, l'autre et moi, d'une situation de dépendance honnie. Grâce à l'argent, la relation retrouve une légitimité parce qu'elle est enregistrée dans le produit national brut.
🌶️ Soigner n’est pas productif
Or, alors qu'au temps des Lumières, on se détourne de l'observation et des expériences vécues (et des récits) au profit d'une méthode scientifique, basée sur l'expérimentation et sur la quantification, l'économiste Adam Smith élabore une théorie de la valeur, basée sur le travail quantifiable, en discriminant les emplois “productifs” de ceux dits “improductifs”. Ainsi, les tâches relevant du soin n'étant pas quantifiables, elles sont définies comme "improductives", ce qui leur vaut d'être moins rétribuées.
Par la suite, la théorie néoclassique va définir la valeur selon les principes du marché sensé aboutir à un prix juste pour la valeur créée. Comment est fixée cette dernière? Grâce à la notion d’utilité, c’est-à-dire la satisfaction apportée par la consommation d’un bien. Celle-ci va varier en fonction de trois éléments : le besoin, la rareté et la quantité. De même pour les compétences, plus celles-ci seront rares, plus employer la personne qui les possède va coûter cher. Dès lors, voici plantées les graines entraînant une rétribution moindre des tâches de soin, de nettoyage, de rangement, de recyclage, mais entraînant aussi un dénigrement des tâches en elles-mêmes. En effet, tisser des liens entre les gens n'est plus central (hormis dans le cadre de la famille nucléaire, assurant par l'héritage que l'argent se transmette), c'est l'argent qui l'est devenu. La valeur d’une personne va de pair avec le montant qu’elle gagne.
Dès lors, l'une des manières de déterminer sa position sociale est de savoir si l'on emploie des personnes pour réaliser les tâches relatives au soin et au nettoyage, comme prendre soin des enfants, soigner les personnes malades ou âgées, nettoyer sa maison, faire son jardin, se faire à manger, proférer les soins au corps (se coiffer, s'épiler, faire sa manucure, se faire masser), etc.
🌶️ Le bienfait des dépendances
La boucle est bouclée lorsque nous tombons malade, car nous voyons alors que les velléités pour nous isoler du reste du monde n'est pas possible. Pire encore, l'inverse qui se produit. Plus nous essayons de rendre le système efficient et de limiter les dépendances, moins nous sommes en sécurité et plus l'instabilité augmente. Pourquoi? L'un des facteurs de résilience des systèmes vivants est la diversité.
Un exemple entre l'agriculture en mono-culture et la permaculture: dans le premier cas, une espèce a été isolée pour être cultivée. Une aubaine pour les insectes et autres animaux non-humains qui apprécient l'espèce végétale cultivée, elles se retrouvent au supermarché. Que faisons-nous? Nous arrosons de pesticide, avec les conséquences délétères éventuelles pour d'autres êtres vivants. Puis, les insectes deviennent résistants. Pas de chance, le propre des espèces, c'est de coévoluer avec leur environnement et les autres espèces. Nous créons alors un autre pesticide, aux conséquences néfastes collatérales pour les espèces non visées, mais éradiquées au passage. Et les insectes coévoluent à nouveau, etc., etc. Jusqu'au moment où les sols ne sont plus suffisamment riches pour accueillir des récoltes. Tu vois le principe? Plus nous isolons, plus nous devons isoler, jusqu'à détruire les conditions permettant de cultiver quoi que ce soit.
Que se passe-t-il dans la permaculture? Plusieurs espèces sont plantées ensemble pour se compléter, cohabiter et se protéger. Ainsi, ce sont aussi plusieurs types d'insectes et d'animaux non-humains qui sont attirés. L'équilibre se produit naturellement, il y a peu de risques que tout ce qui est mangeable ne soit détruit en une seule fois.
Par crainte de la précarité, nous avons voulu nous rendre indépendants·es des autres humains et des autres espèces. Et c'est cela même qui nous conduit dans la précarité, car l'indépendance ne rend pas plus fort, mais au contraire plus fragile.
Zoom sur toi
Rappelle-toi d'un jour ou d’une période où tu étais malade au point où tu ne pouvais pas aller travailler, comment l’as-tu vécu? Était-ce facile ou difficile de devoir rester à la maison?
Rappelle-toi d’une situation où tu gagnais moins d’argent que d’autres de tes fréquentations proches (famille ou cercle amical), comment c’était pour toi?
Rappelle-toi d’une fois où tu es tombé·e sur une ou des personnes qui nettoient les rues ou qui ramassent les poubelles, qu’est-ce que tu t’es dit à son/leur propos? Quelle image as-tu de ces personnes? Est-ce que c’est un métier que tu conseillerais à quelqu’un de proche de faire?
Sources
Le concept d’agencement
La vidéo de Carolina sur la chaîne La Carologie où elle mentionne la difficulté de trouver du travail en exposant sa santé mentale sur internet