Comment imaginer l'inimaginable?
Faut-il croire seulement ce que l'on voit? Et qu'en est-il de l'absence de quelque chose: quel type d’informations cela peut nous donner?
Faut-il croire seulement ce que l'on voit? Bon, certainement pas, sinon on en serait encore à ignorer l’existence des bactéries.
Et qu'en est-il de l'absence de quelque chose: est-ce que ça existe? Et quel type d’informations peut nous donner l’absence de quelque chose?
Selon un article du National Geographic1, des chercheurs ont constaté une diminution de la biomasse des insectes volants dans les aires protégées d’Allemagne de 76 % entre 1989 et 2016. Je me rappelle des déplacements en voiture de mon enfance, nécessitant de nettoyer les vitres régulièrement, tellement elles étaient maculées d'insectes venus s'écraser sur le pare-prise. Ou encore des nuées de hannetons bourdonnant près de nos oreilles et nos cris d'enfants, tandis que nous courrions dans tous les sens, avec la peur que l'un d'entre eux ne se prennent dans nos cheveux.
Et en même temps, si l'on tape “hanneton” sur un moteur de recherche, on tombe sur des sites expliquant comment se débarrasser de ces “nuisibles”. Rien d'étonnant à la disparition des insectes si nous les considérons comme des “nuisibles”, non? Comme abordé ici2, rien n’est pire comme type d'agriculture pour la vie que les monocultures. Or, c'est l'unique mode d'agriculture que nous connaissons, que nous continuons à répandre et dont nous dépendons pour nous nourrir. Et c'est celui qui déploie les meilleures conditions pour tuer toute forme de vie. N'est-ce pas paradoxal que la meilleure chose que nous ayons trouvée pour nous nourrir soit aussi celle qui nous mène à notre perte?
💫 Entre le marteau et l’enclume
En réalité, c'est un type de paradoxe très particulier. C'est ce que Gregory Bateson a appelé un "double bind"3, double contrainte en français. Les personnes étudiant le coaching ou la psychologie connaissent parfois la version restreinte de la double contrainte comme hypothèse pouvant conduire à la schizophrénie. Mais Gregory Bateson ne voulait pas limiter ce concept à une situation d’ordre psychologique. Malheureusement, comme il a étudié les affections psychologiques liées entre autre à la schizophrénie, le concept a été souvent réduit à quelque chose d’individuel, pouvant mener à la schizophrénie. Alors que lui envisageait "double bind", comme une notion bien plus large.
Pour Gregory Bateson, la double contrainte est une occasion pour un type de changement particulier parce qu'il peut mener à une transformation radicale (ou pas). C'est un carrefour crucial pour basculer dans un autre état d'évolution (ou pas). Cependant, la situation est gorgée de souffrance, car une personne, un organisme ou une culture étouffe entre deux options toutes deux dramatiques. Soit l’on poursuit ce que l'on a fait jusque-là et alors le désastre se profile, soit on arrête de faire ce que l'on faisait, et un autre type de désastre se profile aussi. S'en sortir implique de percevoir la situation d'une manière tout à fait nouvelle.
Pour mieux comprendre prenons l'exemple de notre système actuel: soit nous continuons à vivre comme nous vivons aujourd’hui et alors nous allons totalement détruire les conditions de vie sur Terre et donc nous allons nous détruire nous-mêmes. Soit nous abandons ce mode de vie, mais cela impliquerait de tout abandonner et recommencer à zéro, ce qui nous condamnerait aussi, car tous les systèmes de production sont liés entre eux.
Par exemple, comment abandonner l'agriculture en monoculture sans ruiner les vies de celles et ceux qui cultivent, qui vendent, qui mangent? Sans risquer des famines? Nora Bateson, la fille de Gregory ayant repris ses travaux, explique dans les systèmes vivants, seul un changement de perception permet de s'en sortir. L'autre chose pouvant arriver dans la double contrainte, si l'on ne parvient pas à voir les choses autrement, c'est la destruction.
Mais comment s'engage-t-on dans un changement de perception? Si je suis toujours aux prises avec une double contrainte, c'est parce que je ne vois la situation que sous cet angle. Voir les choses sous un autre angle signifie parvenir à voir ce qui reste invisible pour l'instant pour moi. Percevoir ce qui se cache en pleine lumière tout du long, mais pour une raison où une autre, je ne le vois pas, parce que mon regard est agrippé à quelque chose, si bien que je ne vois pas ce qui se recèle autour.
Bayo Akomolafe cite souvent une expression disant “Name the color, blind the eye”, c'est-à-dire “En nommant la couleur, l'oeil devient aveugle.”4
Quels exemples défient nos perceptions?
💫 Percevoir l'imperceptible: la couleur
Prenons un rouge-gorge: c'est un petit oiseau avec des plumes oranges sur la face et sur sa poitrine. Mais pourquoi parle-t-on de “rouge”-gorge, alors que ses plumes sont clairement oranges? D'après Wikipédia, c'est parce que son appellation date du Moyen Âge, et que le terme ainsi que la couleur “orange” ne sont apparus qu'au 16e siècle, suite à la propagation du fruit du même nom, importé par les Portugais·ses de Chine. Pour les francophones d'alors, les plumes de cet oiseau étaient juste une autre nuance de rouge. La perception en tant que couleur différente n'est apparue qu'après.
💫 Percevoir l'imperceptible: nos parts non-conscientes
Depuis quelque temps je pratique l'hypnose. Sur quelles bases est-ce que cela repose? Sur l'imagination. Pas au sens de voir des images dans sa tête, mais au sens de laisser flotter des perceptions pouvant affluer de tous les sens. L'imagination permet de mettre en œuvre des processus de guérison chez la personne concernée. En état d'hypnose, lorsque quelqu’un s’imagine être en sécurité dans un lieu agréable et ressourçant, cela se produit dans son corps également comme une situation vécue. Lorsqu'une personne imagine qu'elle se débarrasse de ce qui la freine encore aujourd'hui de circonstances pesantes du passé, comme une expérience douloureuse au travail par exemple, elle repart effectivement allégée. Que se passe-t-il concrètement? Nous ne le savons pas exactement. Néanmoins, le résultat est là.
💫 Percevoir l'imperceptible: la matière noire
Savais-tu que pour le moment nous ne savons pas de quoi est constitué 27% de l'Univers? Tandis que la matière matière détectée, dite "ordinaire" (c'est-à-dire la Terre, ainsi que toutes les étoiles et galaxies) représente 5% du contenu de l'Univers, la matière noire en représente 27%. Les scientifiques postulent sa présence à cause de l'effet gravitationnel qu'elle semble avoir sur la matière ordinaire. Mais comme elle ne peut ni absorber, ni refléter, ni émettre de la lumière, elle reste difficile à détecter. Quelle est sa nature? Pour l'instant nous n'en savons rien. Pourtant, il semble y avoir quelque chose.5
💫 Inviter l'incertitude
Est-ce que nous pouvons rester avec l’incertitude? Est-ce que nous pouvons rester dans l'inconfort, sans vouloir tout de suite sauter sur des solutions ou passer à l'action? Je prône pour des activités entraînant notre capacité à rester dans l'incertitude. Je ne sais pas exactement la forme que ça aurait. Et si ça t'intéresserait d'y participer, n'hésite pas à me contacter pour me le dire.
Une chose est certaine, pour dilater nos aptitudes à percevoir, il faut d'abord accepter que nos connaissances actuelles ne nous aident pas, parce qu'elles sont justement basées sur des perceptions que nous avons déjà. Cela ne signifie pas devoir s'en défaire pour autant. Cela dit, pour broder de nouvelles connections, passer par un temps de déstabilisation est une nécessité.
Tenir nos certitudes à notre propos et à propos du monde avec souplesse est aussi important. Comme si l'on les tenait dans un filet à larges mailles, pour qu'elles puissent être traversées par l'imagination. S'agripper fermement à des identités à notre propos empêche aussi d'évoluer. Par exemple, se dire que "les êtres humains sont uniquement bons à tout détruire" comme je l'entends parfois est non seulement factuellement faux (beaucoup de cultures ont vécu ou vivent encore en harmonie avec le reste de la nature), mais cela opère aussi comme une sentence. Si l'on y croit, alors on se condamne à creuser le sillon de la destruction et à percevoir seulement ce que l'on s'attend à percevoir. Pour éveiller notre imagination, Isabelle Stengers propose de se dire plutôt: “Nous ne savons pas de quoi les humains sont capables.”6 Et à titre personnel, si tu souhaites inviter de nouvelles possibilités chez toi, je t'invite à te dire cela régulièrement aussi: “Je ne sais pas de quoi je suis capable.”
Zoom sur toi
Rappelle-toi d’une situation où tu as été étonné·e (en bien ou en mal) par tes réactions et/ou capacités déployées: qu’as-tu appris? Est-ce que ça a ouvert des perspectives ou est-ce que ça en a fermé?
Rappelle-toi d’une situation dans laquelle tu t’es sentie perdu·e, où tu ne savais pas exactement quoi faire ou quoi dire: que s’est-il passé? Qu’as-tu appris de cela en rétrospective?
Que pourrai-tu initier comme activité récurrente pour t’habituer à l’incertitude?
Quelques pistes:
Écouter de la musique compliquée, que tu n’aimes pas, avec curiosité;
Aller dans des lieux qui ne te sont pas familiers avec curiosité;
Manger des plats que tu ne connais pas avec curiosité;
Pratiquer une nouvelle activité manuelle qui t’es inconnue avec curiosité.
Sources
Où sont passés tous les insectes? https://www.nationalgeographic.fr/environnement/2020/05/mais-ou-sont-passes-tous-les-insectes
Quelle place en étant malade?
La double contrainte et plus: https://norabateson.medium.com/aphanipoiesis-96d8aed927bc
La mention de l’expression “Name the color, blind the eye” https://www.bayoakomolafe.net/post/finding-the-dark-decolonizing-darkness
Sur la matière noire: https://home.cern/fr/science/physics/dark-matter
Entretien avec Isabelle Stengers “Faire commun face au désastre”